Miguel Rio Branco, entre ferveur chromatique et douleur erratique

mrb7Miguel Rio Branco photographie, filme, peint, monte, vit, voyage, séjourne, et expose dans le monde entier depuis plus de trente ans. C’est exactement la durée qu’il lui a fallu attendre pour être invité à Bahia, après les deux mostras qu’il proposa en 1979 dans le Teatro Castro Alves – « Si l’on ne m’invite pas, je ne viens pas ». Heureusement, le galeriste bahianais Paulo Darzé veillait… Car celui qui a habité chez Hélio Oiticica à New York dans les années soixante-dix, photographié au Salvador, la ville de Paris et ses scènes insolites, le Pelourinho à Salvador de Bahia sous toutes ses coutures*, les boxeurs et les salles de boxe à Rio de Janeiro, qui fut invité de dernière minute au Japon sur le tournage du long métrage Babel, qui est éternellement ce « frère » du photographe Mario Cravo Neto, qui n’oublia pas, aussi, de cotoyer longuement des tribus indiennes au Brésil, de photographier aux Canaries – où il est né – et dans d’innombrables autres pays, de fixer dans l’argentique les marges familiales du monde de la prostitution, a un regard d’une douceur extrême, derrière ses lunettes rondes, face à moi ce matin du mercredi 19 mai, vers onze heures, dans la galerie d’art. Et ce jeune sexagénaire, qui vénère le sculpteur Alberto Giacomettti – oh ! grâçe! – et dont la grand-mère était française, s’exprime dans un français cristallin et me fixe, dans un détachement et dans un flottement qui n’appartiennent qu’aux artistes pleinement libres.
« D’une certaine manière c’est à Itaparica, à Bahia, que le déclic photographique s’est produit pour moi, tu sais » me dit-il de suite. « Le chef opérateur Affonso Beato**, qui fut mon professeur et m’avait repéré, m’invita, entre mai et juillet 1970 à être le photographe de plateau du film Pindorama***. Ce film se tourna dans la ville d’Itaparica, dans l’île du même nom, et je ne vins même pas à Salvador. Je n’ai jamais franchi, alors, la Baie de tous les saints. Je suis resté dans la ville trois mois durant, bien que les rushes du film étaient projetés à Salvador. J’ai compris la photographie, là. Tout. Toute cette lumière, tous ces contrastes, dans ce lieu alors absolument féérique, dans cette époque post-Beatles et post Coupe du monde de football 1970, ont été fondateurs pour moi. Ce fut un moment totalement magique. L’équipe du film était parfaite, soudée, et… nous participions également, chaque semaine, à des  assemblées de spiritisme ! En effet l’ingénieur du son****, avec sa femme, étaient médiums de la religion umbanda, tandis que le maquilleur***** était médium Kardeciste. »

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Miguel Rio Branco continuerait ainsi des heures à raconter ses voyages, son « amour fou » des femmes, sa déception avec Bahia dans les années qui ont suivi – « la vie était difficile ici et je n’avais pas d’amis, à part ma femme Kadi Cravo son frère Mario Cravo Neto et sa famille  » – s’il ne fallait revenir sur la forme de l’exposition en cours, « Teoria do cor » (Théorie de la couleur).
Le photographe souhaite éclairer son abandon, au long des années, mais plus précisément après un long moment comme correspondant de Magnum, de ce qu’il nomme la photographie « documental ». Car celui qui avait « vécu la photo comme un événement poétique en 1970 à New York », n’avait pour culture, à l’époque, que celle émanant de ses lectures, longtemps avant, de Playboy, de Life. Bien loin des photos qu’on pouvait rarement trouver dans les musées. Et les commandes qu’il reçut de l’agence parisienne, ou bien encore des publications de son travail dans la presse « internationale » comme National Geographic l’ont dégoûté à jamais de cette dépendance de l’édition et des intérêts des magazines à l’époque. C’est à São Paulo, lors de la Biennale de 1983, après un très long séjour qu’il effectua chez les indiens Kayapo Gorotire, qu’il put mettre ses désirs en application. Cinq projections simultanées composaient en effet ces « Dialogues with Amaú ». Ce moment fut décisif pour lui, et sans retour. Car celui qui a tourné des dizaines de courts-métrages – perdus pour une bonne part – et dirigé la photographie de plusieurs longs-métrages, et ne cesse de revendiquer « une certaine schizophrénie dans la construction » de ses photos insiste sur le « manque d’intériorité » des photographies de ces dernières décennies. « Les photographes ne comprennent pas qu’en montrant que ce qui est dehors ils ne montrent rien de ce qui est dedans ». Et Miguel de me confier qu’il puise son inspiration d’abord dans la musique, plus particulièrement celle de Bob Dylan.

Louis Calaferte, une rencontre avec un texte
Une heure est presque passée et au détour de son admiration affichée pour les peintres comme Soutine et Goya, sans oublier Pollock et Rothko, Miguel revient sur les conditions d’édition de l’un de ses livres, « Nakta». Un texte de l’écrivain français Louis Calaferte y accompagne ses photos. C’est sur les conseils de son ami français Jean-Yves Cousseau, qu’au revenir d’une de ses expositions, l’association avec le texte, précédemment édité, lui parut évidente : « Mes photos, qui venaient d’être montrées à Rotterdam à La Biennale de la Photo de Rotterdam en 1991 sous le titre Small reflexion on a certain bestiality, avaient trouvé leur alter-ego. Je fus conquis d’emblée, car je suis toujours conquis par le texte. » Citons ici quelques mots de Louis C. qui décidèrent Miguel à donner le titre à l’exposition à Paris et à l’ouvrage : « Nakta, nom sanscrit de la nuit, dérive de la racine nac, indique donc la nuit en tant qu’élément destructeur et de malheur. » Malheureusement, l’écrivain déjà malade ne put s’entretenir qu’au téléphone avec Miguel. Et le livre, que seule la veuve de Louis C. découvrit, est désormais l’une des fiertés du photographe brésilien.
Midi. Il est temps de laisser partir déjeuner, avec ses enfants venus l’accompagner depuis Rio de Janeiro, l’auteur de l’une des œuvres photographiques majeures de notre temps, dont la force primitive des couleurs – rouge, ocre, noir – n’a d’égale que la matière profonde en laquelle elle se fond et s’associe, par le montage et le biais lucide et magique du cadre de celui qui sait voir dans l’oeilleton.

* Dont le film « Nada levarei quando morrer aqueles que mim deve cobrarei no inferno », qui sera re-montré pendant la Bienal de São Paulo cette annéee 2010. Ce film a été tourné en trois jours, en janvier 1980. Le travail photographique a été effectué entre juin et septembre 1979.
** À l’Escola Superior de Desenho Industrial à Rio de Janeiro (ESDI). Affonso Henriques Beato venait de signer, en 1968, l’extraordinaire photographie (« Tropicolor ») du premier long métrage en couleurs de Glauber Rocha, »O Dragão da Maldade Contra o Santo Guerreiro » (« A expressão ‘Tropicolor’ é uma invenção baiana. O que é tropicolor? Isso remete à uma idéia de uma cinematografia, de uma expressão, de um conjunto de filmes como Macunaíma,  que fazem parte desse momento. Enfim, a busca de uma cor tropical em que o verde, os  amarelos, os vermelhos são tão fortes, no sentido que a nouvelle vague sempre foi assim, aquele azulzinho, entende? A coisa das latitudes de clima temperado, entende? Tudo muito suave e tudo. E nós fizemos uma coisa de alto contraste e alta densidade, alta saturação. Tropicolor é o expressionismo tropical. » (BEATO, Affonso. « Tropicolor: fotografando o sertão em cores ». Jornal A Hora do Dragão, material de distribuição para o relançamento do filme restaurado. Rio de Janeiro, 20 de maio de 2008.) Puis se succèdèrent dans le temps, dans plus de cent films, de nombreux longs métrages de Pedro Almodovar, de Jim Mc Bride, « The queen » de Stephen Frears, « Terra Prometida » de Miguel Littin, »Love in the time of cholera », de Mike Newell, « Dark water » de Walter Salles, « Orfeu » et « Deus é brasileiro » de Carlos Diegues…
pindorama*** Mise en scène de Arnaldo Jabor. Pindorama, dans la langue tupi-guarani des indiens, était le nom donné au pays Brésil, en raison de la présence massive sur la quasi totalité du territoire d’alors d’un arbre que ces indiens appelaient également pindorama. Ce film fut la dernière production de la compagnie Vera Cruz. Deux acteurs de renom, bahianais, Mario Gusmão (décédé depuis) et Harildo Deda y avaient de petits rôles. Je m’entretiendrais avec H. Deda – que je croise si souvent ici, Salvador est si petit et grand à la fois ! – dans les jours qui viennent pour raviver, peut-être, l’atmosphère de ce tournage.
**** Walter Goulart a travaillé sur plus de cent films au Brésil « Os fuzis » de Ruy Guerra, « O dragão da maldade contra o santo guerreiro  » de Glauber Rocha , »Guerra conjugal » de Joaquim Pedro de Andrade et « São Bernardo » de Leon Hirszman. Il fut aussi assistant au son, de Juarez Dagoberto da Costa, sur l’inoubliable « Macunaíma » et collabora à « Dona Flor e seus dois maridos ».
***** Ronaldo de Abreu est un ami très cher de
Jeanne Moreau.

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« Teoria da Cor ». 21 photos grand format, en cibachrome. Jusqu’à la fin du mois de juin 2010. Cette exposition est dédiée à Mario Cravo Neto. (reproduction, ci-dessus, d’une des photos présentes à l’exposition : « Yellow shoes thinking of Marx Ernst » – 2007/2008, cibachrome, 117×160 cm). Le tirage des épreuves a été effectué par Babeth Lejeune, à Paris. Un catalogue édité et financé par la galerie Paulo Darzé est disponible. Miguel Rio Branco est représenté par la Galeria Millan, à São Paulo.
http://www.miguelriobranco.com.br

Bibliographie:
Salvador de Bahia (Double page, France, 1985). Texte de Jorge Amado.
Dulce Sudor Amargo (Fondo de cultura economico, Mexico, 1985)
Nakta (Fundaçao cultural de Curitiba, Brasil, 1996) Texte de Louis Calaferte.
Miguel Rio Branco (Aperture, New York – Companhia das Letras, Brasil, 1998).
Silent Book (Cosac & Naify, Brasil, 1998).
Entre os Olhos, o Deserto (Cosac & Naify, Brasil, 2002).
Plaisir la douleur (Textuel, France, 2005)
La liste – la plus complète jamais éditée – des expositions personnelles, des expositions collectives, de la filmographie, des monographies et catalogues et des prix et distinctions se trouve entre les pages 141 et 145 de « Plaisir la douleur ». Sans oublier CE dossier complet. Un article en français a été rédigé sur l’installation (vidéos et photos) « Cris sourds », en France, dans une église, aux Rencontres d’Arles, en 2005. Un entretien, en portugais, en ce mois de mai 2010, avec le galeriste P. Darzé, est sur le site de la galerie. Miguel Rio Branco a été commissaire d’une importante exposition d’Alair Gomes, à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris, en 2009. Tandis que ses oeuvres ont été également accrochées, dans la même ville, aux cimaises de la prestigieuse Galerie 1900-2000.

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1 réponse

  1. 22 août 2010

    […] qu’au premier trimestre 1968. L’équipe de Kast était composée du chef-opérateur Affonso Beato et d’Alfreda Pucciano, au son Sydney Paíva. Ses assistants avaient pour nom Ruy Guerra […]

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