Miguel Rio Branco: « Faire des photos, des objets trouvés »

Le débat sur le grade et la place que l’on devrait conférer à la photographie parmi les arts plastiques ne m’a jamais préoccupé, car ce problème de hiérarchie m’a toujours semblé d’essence purement académique. Henri Cartier-Bresson 27 11 1985

Tout avait commencé comme l’un des plus célèbres films de « Hitch », comme disent les cinéphiles. Sous une forte chaleur, la recommandation, au bout du téléphone qui grésillait, était de prendre un déterminé autobus public, de descendre à un point nommé indiqué par le chauffeur, sur une piste asphaltée à double voie, au milieu de nulle part, de la traverser en courant, puis, là, en contrebas, la consigne était d’attendre… Pas d’avion en vue, heureusement… Une petite voiture, d’un clair azul qui se confondait avec le ciel, silencieuse au milieu de ces majestueuses montagnes du sublime arrière-pays de Petrópolis, dans l’Etat de Rio de Janeiro, venait déjà de surgir. Miguel Rio Branco, l’un des plus grands artistes d’Amérique Latine, en jeans bleu, en ce premier jour de juin, nous ouvrait la porte avant…

miguel1« Je me suis remis à peindre, moi qui suis installé ici depuis dix ans », premiers mots de Miguel, à entrer dans l’immense atelier vitré, de la grande maison en bois, aux pieds de vertigineux flancs montagneux boisés. « J’avais commencé à peindre dès quatorze ans, jusqu’à dix-huit, et le dessin m’a sauvé, d’une certaine manière, isolé que j’étais dans deux internats en Suisse ». Là, autour de nous, sur des tables, ou bien suspendus, épars, mais d’un fatras très savemment organisé, ce sont les traces et les éléments de plus de trente ans de créations qui chatouillent immédiatement notre mémoire visuelle: rouges gants de boxe, projecteurs d’un temps passé, maquettes en cartoline d’espaces à vivre, lanterne de vitraux comme sortie d’un conte de Jules Verne, une moviola, un berimbau, des dessins, des centaines de petits pots de teintes et de poudres de minerais juchés sur des étagères, sculpture hélicoïdale d’un ami, des collages, des colliers de toutes sortes, des masques africains, quelques petites photos en noir et blanc et d’autres plus grandes, encadrées et posées à même le sol, des calebasses, des haltères, une chambre photographique en bois repliée, des dizaines de photos en couleur, gigantesques, imprimées sur des étendards carnavalesques… Au centre, comme un ring, mais suspendu au faîte par deux cordes simples: un chassis, vierge. À son aplomb, sur le sol, comme pour marquer l’espace frontalier de création du peintre, un rectangle peint. Comme un halo, dans une salle de boxe. Rouge carmin.

miguelmiguel3« Tu vois, je vis dorénavant ici car dans les villes, rien ne m’enthousiasme. Et les gens des villes qui n’ont pas de rapport avec l’art ne sont pas très intéressants. Et je déteste les foules, alors… » Miguel s’anime pour parler du musée d’Inhotim, près d’Ouro Preto. « Bernardo Paz, que je connais depuis sept ans, et qui a construit un bâtiment avec mes œuvres, est un collectionneur qui cherche, qui est un peu obsédé dans le bon sens, qui a connu Burle Marx, et son musée, ce sont des idées à lui. Bien qu’il exporte du fer, comme industriel, il vit sur le site du musée. Cinq cents personnes travaillent là-bas, il est engagé vraiment dans cette aventure artistique ». Et Miguel en profite pour dévoiler un projet similaire pour un futur proche, qui pourrait s’apparenter à celui de B. Paz, mais, ici, près de Petrópolis : « Ce serait une façon de penser, expérimenter, apprendre pour repenser la société. Je cherche actuellement des financiers, privés, pour éviter toute depéndance avec l’État du Brésil. Plein de jeunes plasticiens brésiliens ont des œuvres en devenir. Il faudrait les montrer. Les associer à des œuvres et à des fonds que je détiens, comme le mien et celui de mon grand-père, le dessinateur José Carlos de Brito e Cunha (photo ci-contre). Il y a tant à faire. Les universités, en dehors des villes, par exemple, pourquoi ne pas en créer? ».

Deux petits chiens passent dans la pièce. Manteaux pour les bassets, hiver carioca oblige. Manteaux rouges. Rouge carmin.

Et le marché de l’art, Miguel, comment se présente-t-il ? « Pour moi, actuellement c’est un certain marasme, bien que j’ai signé une grande exposition – Maldicidade – Marco Zero – à São Paulo***, en 2010. L’idée de base, avec l’éditeur Charles Cosac (Cosac & Naify), ici au Brésil, c’était un peu un voyage dans les villes avec des images plus douces, plus sensuelles. Nous allons d’ailleurs publier un livre à partir de ce travail, en 2012. » Mais les ventes ? « Le marché de l’art, c’est bizarre, c’est compliqué. Lors de mon avant-dernière exposition individuelle, en 1999, à New York, à la galerie D’Amelio Terras, j’ai bien vendu, mais les acheteurs étaient des spéculateurs boursiers, ou bien encore souhaitaient impressionner leurs petites chéries. C’est assez déprimant. » Et la France ? « J’ai eu une bonne année 2004/2005 avec cinq expositions individuelles, là-bas, dans des lieux prestigieux comme la MEP dans le Marais et aussi à Arles, d’une certaine manière ce fut bon, il y a eu des remous autour de mon nom. Mais je n’ai rien vendu. Les Français ne sont pas branchés, très conservateurs. Ils n’arrivent pas à comprendre ce que je fais, pas du tout. Ils mettent chaque artiste dans un tiroir en particulier, et moi il m’en faut plusieurs » conclue-t-il en riant… jaune. Certains critiques ou commissaires m’ont dit « Vos photos ne sont pas abouties » ou ce genre de choses… » Devant tant de culot à peine croyable, de cette dureté arrogante et infertile des Français, le salut pourrait venir d’où, Miguel ? « J’ai plusieurs marchands. De New York, peut-être, mais il faudrait qu’il y ait une galerie qui sache ce que vaut mon travail. Je n’y suis pas retourné depuis 2003, pour mon exposition à la Aperture’s Burden Gallery. Et aussi de… Belgique où de très bons galeristes se montrent réceptifs. Nous discutons actuellement. Mais je suis lucide : la création est complètement liée, en 2011, au commerce. Et d’ailleurs les marchands n’ont même plus le temps d’aller chez les artistes, leur parler. Avec l’internet, ils ne se déplacent pratiquement plus… »

migueljunho2011Extérieur jour. Nous voilà à l’air pur, à peine sortis du sas climatisé, gigantesque, qui a pour usage l’archivage des centaines de milliers de diapositives, tirages, films, mais aussi laboratoire et atelier de Miguel, aidé par deux jeunes assistants. Nous prenons quelques photos. Miguel sort avec délicatesse ce qui semble être l’unique exemplaire qu’il détient encore de son tout premier livre, dorénavant très rare, édité au Mexique**** par son ami Pablo Ortiz Monasterio. Puis celui***** fait avec Louis Calaferte, grâçe, entre autres, à l’amitié du photographe français Jean-Yves Cousseau. Joyaux. Mais ce serait faire injure à l’artiste que de délimiter ses espaces de travail. Tout est vie et travail, ici en même temps. Partout. Jours et nuits mêlés. Des milliers de livres débordent des étagères dans toutes les pièces, tandis que le lieu de repos est lui aussi entièrement encerclé de centaines d’objets, de photos, de reproductions, d’albums de peintres. « Regarde », me dit-il. Comme ce volume sur Caravage, par exemple… Extérieur, jardin tropical, donc. « Oui, ce labyrinthe, ce petit espace fait de douze plaques de granit, ce projet de labyrinthe que je suis en train de reprendre, ces méandres, venir ici m’aide en ce moment où je peins nouvellement ». Le labyrinthe, une idée qui fut chère à son ami Hélio Oiticica, qu’il cotoya longuement, comme Carlos Vergara, aussi, à New York: « Oui, bien sûr, mais c’est loin et à ce moment là je venais à peine de voir toutes les cendres de mes photos et films, brûlés accidentellement lorsque… Hélio est mort ». Tant d’artistes rencontrés longuement ou croisés rapidement, tardivement, comme Manuel Alvarez Bravo, déjà vieux, mais le ton pris pour évoquer ce moment ne laisse pas douter de son admiration. Tandis qu’il en faudrait de peu pour qu’il abatte une autre « statue », celle de l’oeuvre d’Henri Cartier-Bresson, en qui il reconnaît « d’abord la grandeur et le génie pendant les années trente. Après, il se répète et la virginité n’était plus là, malgré l’immense talent ». Nous acquiescons. « La virginité, voilà ce qui m’est nécessaire, c’est difficile, mais il faut la retrouver sans cesse pour créer mes objets trouvés », me répète-t-il, avant de poursuivre, d’une voix un peu lasse: « Mon nom est connu, mon travail pas assez ». Antienne vraie des vrais créateurs, tous et toujours solitaires. Savoir voir, monter et montrer, en une musique qui n’appartient qu’à soi, voilà sans doute quelles seraient les vertus cardinales d’un artiste digne de ce nom, et telle est la marque évidente des oeuvres de Miguel Rio Branco. Alors, patience, Miguel. Le rythme de vos montages, dans une poésie tantôt flamboyante, tantôt obsédante, ou les deux à la fois, nous emporte, nous enserre en des contrées du seul imaginaire fécond.

Vient le temps de déjeuner, face à l’immensité boisée. Hors du temps. Au mur opposé, dans un coin, seuls deux petits tableaux de Miguel, presque blottis l’un contre l’autre, peints à New York, dans les années soixante, auxquels il semble particulièrement tenir. Ce mur, sur toute sa longueur, est rouge. Rouge carmin.

* Comme l’immense « Caci », montage photographique suspendu. La Galeria Miguel Rio Branco (numéro 13) est située au nord-est du gigantesque Inhotim. ** Dont le trait n’est pas sans rappeler celui de Saul Steinberg, dont une grande rétrospective a été récemment proposée par l’Instituto Moreira Salles, à Rio de Janeiro. *** Au Museu da Imagem e do Som (MIS). 1er septembre 2010/31 octobre 2010. **** Dulce sudor amargo. Avec le texte de Jean-Pierre Nouhaud, « Carta a un amigo de Bahía », París, el 18 de abril de 1985, in Miguel Río Blanco, trad. Felipe Garrido, FCE, México, 1985. ***** Nakta. (avec le texte de Louis Calaferte, « Noite Fechada » (« Nuit close »). Fundação Cultural, Curitiba, Brasil, 1996.

– Photos de Miguel Rio Branco dans son labyrinthe, des étendards et de la table de travail: © Bahiaflâneur. Autres photos : © Miguel Rio Branco.

Un livre de poche permet d’approcher l’univers de Miguel: Miguel Rio Branco, par Simonetta Persichetti, éditora Lazuli/Compañía Editora Nacional, 2007. Une bonne introduction à l’oeuvre.

– À Bahia, Miguel Rio Branco est représenté par la Paulo Darzé Galeria de Arte.

Pour tous autres références, se reporter ci-dessous aux deux liens de deux précédents articles que nous avions rédigé et traduit sur Miguel Rio Branco, et qui comportent de nombreux liens, balisés en couleur:

http://www.bahiaflaneur.net/blog2/2010/05/miguel-rio-branco-la-ferveur-chromatique.html

– http://www.bahiaflaneur.net/blog2/2009/08/mariozinho-oeuvres-pour-eternite-4.html

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