Alimentant la ville de Bahia, par Jeferson Bacelar

À richardgrahaml’occasion de la sortie relativement récente des numéros 41 et 42 de la revue Afro-Ásia, du Centro de Estudos Afro-orientais de l’Université fédérale de Bahia, nous avons choisi d’en traduire un texte, sis dans le numéro 42, écrit par l’anthropologue bahianais Jeferson Bacelar. Il consiste en une longue note de lecture d’un ouvrage de l’historien Richard Graham, publié aux États-Unis en 2010, non traduit en portugais. Ce texte figure entre les pages 253 et 258 de la revue. Les inter-itres sont de notre rédaction.


GRAHAM, Richard. Feeding the City: From Street Market to Liberal Reform in Salvador, Brazil, 1780-1860. Austin: University of Texas. Press, 2010, 334 p.

Spécialiste de l’histoire brésilienne du XIXe siècle, Richard Graham offre, dans son nouveau livre, un ample cadre sur l’alimentation de Salvador, couvrant les aspects variés de l’approvisonnement et de la distribution des produits alimentaires. Et, comme font les bons historiens de l’alimentation, il comprend les multiples connexions de la nourriture et du manger, ce qui conduit à des dédoublements complexes et incitants. L’auteur a réalisé un consistant travail de recherche d’archives, sans oublier d’utiliser amplement l’actuelle bibliographie bahianaise sur l’époque. Plusieurs historiens avaient déjà abordé, avec une qualité variable, des aspects qui concernent l’approvisionnement et la distribution des aliments à Salvador au XIXe siècle, spécialement Thales de Azevedo et Barickman, mais aussi João Reis, Luis Mott, Ellen Ribeiro et Cecilia Soares, mais aucun avec les objectifs et l’amplitude atteinte par l’investigation de Richard Graham.

Initialement, abordant « la cidade dans une baie », il trace une radiographie de l’espace urbain de Salvador, sa démographie, sa stratification sociale et raciale. Une ville qui ne fonctionnerait pas sans les esclaves africains, les crioulos et les mestiços, ces derniers en nombre bien moindre, mais importants dans les occupations plus spécialisées appelées garages pour mécaniques. Mais ce serait limité de penser non seulement de maîtres et d’esclaves, d’exploiteurs et d’exploités, face à la complexité de ses hiérarchies et de ses relations sociales, comme, d’ailleurs, l’avait déjà noté il y a quelque temps les recherches de Katia Mattoso. Et ceci avait permis que les personnes, même esclaves, « traversent les frontières » sans menacer la légitimité de la structure sociale tant profondément inégale et prédominament esclavagiste. Comme l’auteur le confirme, la flexibilité fut le secret de sa santé et de sa longévité. Et il se produisait que, spécialement travaillant dans le commerce des aliments, esclaves africains ou crioulos, libérés et blancs pauvres, quant entrepreneurs, ils pouvaient devenir relativament prospères et, par la mobilité et l’autonomie obtenue, ouvrir des avenues d’ascension et d’autoconfirmation. Dans le commerce des aliments, en quelques niveaux les divisions sociales étaient vagues ou inexistantes, l’interdépendance étant un élément constant. D’un autre côté, Graham démontre l’existence d’une parfaite interaction du monde séculaire avec le religieux, impliquant les négociants, que ce soit à travers des confréries blanches et noires ou que ce soit à travers les religions d’origine africaine.

4/5e des femmes africaines, vendeuses de provisions
Le second chapitre est une riche scénographie des « vendeurs de rue et des commerçants ». L’auteur cosntate, avec des nouvelles données, la prédominance féminine dans la vente de rue, avec un éventail de 977 vendeurs, 89% où 866 étaient des femmes. Pourtant, ses données sont confuses à propos des conditions ethnicoraciales des vendeurs (p.35), malgré que toute sa lecture soit effectuée pour distinguer l’omniprésence des Africains et de leurs descendants dans le marché de rue. Ce qui m’a surpris fut de voir l’auteur conclure que près de la moitié des vendeurs (488) était noirs et mulatos, dont 382 esclaves. Ceci indique donc la présence de nombreux blancs et, plus encore, de blanches, dans la vente de rue. Il faut distinguer que Graham décrit les vendeurs qui existent officiellement, soit ceux qui avaient obtenu une patente à la Câmara Municipal pour être négociants, en plus de se référer aux mois de janvier de 1789, 1807 et 1819. Déjà traitant d’un autre moment historique, 1840, il réitère son argumentation, utilisant des données de Maria Inês Oliveira, en démontrant que, dans la paroisse de Santana, quasiment 4/5e des femmes africaines étaient vendeuses de provisions. Il présente une typologie des vendeurs – ambulants et fixes – leur localisation dans les logradouros de urbe, les aliments qu’ils vendaient, leur forme de vie, et évoque la liberté qu’ils avaient à déterminer leur diète et la préparation de l’aliment. Et ainsi « sont nées » nos bien connus acarajés, abaras, moquecas, la cuisine d’huile de palme de Bahia. De nombreuses vendeuses de rue, noires et mulatas, vivaient avec les esclaves et les pauvres libres, mais, avec plusieurs exemples, l’auteur montre qu’il existait les fortunées, possédeuses de plusieurs maisons et esclaves.
En plus des vendeurs de rue, l’autre suppléant d’aliments de la ville travaillait dans les magasins, qu’ils fussent tentes, baraques, tavernes ou dépôts. Mais les termes étient interchangeables, car les dépôts
pouvaient vendre des boissons au verre, et les tavernes, des plats. Les magasins étaient, selon Graham, un microcosme de la ville comme entrepôt commercial, présentant des produits des lieux les plus variés du Recôncavo et d’autres régions de Bahia et du Brésil, ainsi que d’Europe, de l’Asie ou de l’Amérique du Nord. Ses propriétaires occupaient une position intermédiaire dans la société, étant, dans leur majorité, des hommes portugais. Les employés, appelés caixeiros (porteurs de caisses), parents ou bien relationnés avec les propriétaires, vivaient dans leurs propres magasins. Rares furent les esclaves identifiés comme caixeiros.
À la suite, Richard Graham rend évidente l’importance des liens de parenté, des familles, des amis et des voisins pour les vendeurs de rue et les commerçants. Des contacts sont établis dans les magasins et dans les rues avec les plus diverses personnes de la ville, des propriétaires jusqu’aux esclaves. Des liens étaient établis, comme entre les vendeurs de rue et les propriétaires de chaloupes, mais toutes les connexions n’étaient amicales – malgré le fait d’être de la même race et de la même classe –  comme entre les soldats ou contrôleurs du conseil municipal et les vendeurs. L’auteur démontre la différence entre l’élite mercantile et les petits commerçants, leurs relations étant ordonnées par le clientélisme social, la maxime suivante valant: « vaut plus un ami sur la place, que l’argent dans la poche ».
À aborder « le peuple de la mer », l’auteur démontre que Salvador, par sa situation stratégique dans la Baie de tous les Saints, dépendait du transport par l’eau pur quasiment toutes les fournitures, à l’exception de la viande, qui venait par la terre. Tous à Salvador mangeaient la farine de manioc, utilisée sous variantes formes, du pirão au beiju, étant le principal produit de la diète des soteropolitanos. En 1780, la ville consommait déjà 253.000 alqueires* de farinha, arrivant à 406.000 en 1856, étant donné que 43% du total venait des villes de Nazaré das Farinhas et de Jaguaripe. En 1855, avec une typologie variée, Salvador avait 3.441 chaloupes, avec des équipages composés de 8.553 personnes. Il existait beaucoup de noirs et de mulatos, et même des esclaves, comme capitaines. Encore mieux : encore en 1855, deux mille personnels d’équipages – marins et chefs de chaloupes – étaient esclaves, dont beaucoup d’entre eux africains. Quatre mille membres d’équipage étaient libres, mais non blancs, c’est-à-dire que seulement un quart des hommes de mer étaient blancs. Il s’agissait d’un travail dangereux, qui exigeait coopération et solidarité, d’où les formes de relation dépassaient souvent la condition raciale et le status légal des participants. Je vois dans ce chapitre 4 un problème, dans la question de la temporalité, qui se répète dans quelques parties du livre: à certains moments, l’abordage se focalise sur le final du XVIIIe siècle, et tout de suite après passe directement à la seconde moitié du XIXe siècle, commme si rien d’important ne s’était produit au milieu de cette longue période.

1830, première grève du Brésil: les écorcheurs bahianais
Traitant  du « marché des grains », dans lequel il inscrit, souveraine, la farine, l’auteur trace un schéma de son fonctionnement, montrqnt la préoccupation gouvernementale à rationaliser les ventes paour empêcher les actions des monopolistes et des intermédiaires, qui positionneraient le marché à l’augmentations artificielle des prix. Ainsi, se construit en 1785, un cellier public dans la ville basse de Salvador. Avec un administrateur du gouvernement, nommé parmi l’élite mercantile, étaient constantes ses divergences avec les commerçants et les capitaines des chaloupes. Graham reitère que les femmes africaines étaient des commerçantes actives, quelques unes, y compris, acquéraient des barques pour acheter directement les produits dans le Recôncavo. Le circuit du commerce de grains, selon Graham, impliquait un grand nombre de personnes; producteurs, commerçants, pilotes d’embarcations, porteurs, patrons de petits magasins, vendeurs de rues, et même des consommateurs. Je trouve curieux, dans la mesure qu’il s’agit d’alimentation, que l’auteur ne se réfère pas au sucre, soustrayant au lecteur, ainsi, une discussion autour de la confiserie bahianaise et de la bénie cachaça.
Puis Richard Graham avance vers la compréhension du « marché de la viande ». Salvador consommait de 350 à 600 têtes de bétail par semaine, à la croisée du XIXe siècle. Elles venaient de l’intérieur de la province, mais était également envoyée de locaux plus distants, comme les provinces du Piaui et de Goias. La « foire du bétail », initialment installée à Capuame (actuelle commune de Dias d’Avila, au nord de Salvador), avec son superintendant, un employé public, par où tout le bétail devrait être conduit, par sa localisation, était déjà substituée par le bled de Feira de Santana, dans les premières décades du XIXe siècle. Par les difficultés d’arrivée du bétail par la voie terrestre, fatigué, maigre et souvent malade, progressivement la voie maritime devint acceptable. En 1830, 40% du bétail arrivait déjà par le moyen de barques, en lots de trente à cinquante têtes. Et, en 1833, un quai unique fut désigné, Água de Meninos, pour son débarquement obligatoire et le pâturage. Douce illusion, car, comme tant d’autres réglementations, la désobéiance domina, avec beaucoup d’autres viandes venant en d’autres lieux, et, étant vendue clandestinement, sans le paiement des taxes dûes.
Était constante, ainsi, le probléme de la fourniture de la ville, de là les différentes mesures gouvernementales pour contrôler les segments qui travaillaient avec le bétail, les négociants, l’abattoir et les boucheries. Un riche matériel informatif nous est offert par l’auteur sur les groupes et les individus qui participaient du « marché de la viande »: les formes spécifiques de friction et d’hostilité, de patronnage et de clientélisme. Graham montre les « curiosités » de notre histoire sociale, avec les écorcheurs de l’abattoir public, réalisant, en 1830, la première grève au Brésil pour de meilleurs salaires. Je trouve également significatif qu’il détache l’importance des négociants de cuir, une fois que le produit atteignait 22% du total des exportations à travers le port de Salvador, en 1802; pourtant, il ne relie ce secteur avec l’autre de nos « aliments », le tabac, mis en sac de cuir pour être exporté.

Salvador vivait de la production faite ailleurs
Dans les chapitres 8 et 9, Richard Graham focalise la guerre d’Indépendance de Bahia, sous le prisme de l’alimentation. En accord avec Evans-Pritchard, les Nuer disaient que la faim et la guerre sont de mauvaises compagnes, ce que l’auteur démonstre avec perspicacité et de nouvelles données. Il innove, en présentant la trame et les stratégies des plaideurs en relation à l’espace et à la nourriture, aussi bien dans le Recôncavo que dans l’encerclement de la ville de Salvador. Comme il le dit lui-même, les deux côtés ont compris une vérité cruciale: les armées marchent avec leurs estomacs. La victoire des Brésiliens n’effaça pas le tragique résultat de la guerre, comme la déstructuration de la production dans la province, également dans le secteur alimentaire.
Salvador était une ville basiquement commerciale, soit un lieu qui vivait de la production faite ailleurs, ce qui est très explicite dans le cas de l’alimentation. Une ville, comme l’affirma Katia Mattoso, de l’opulence et du manque, qui se vérifia également dans le secteur du manger, opulence pour peu et manque pour beaucoup, ces derniers en général noirs et pauvres. Ce fut une cosntante, au long du XIXe siècle, la crise de l’approvisionnement, souvent accompagnée par des mutineries populaires qui menacèrent l’ordre public. Ainsi c’était toujours un problème crucial pour les gouvernants, qui vivaient en constante tension et lutte contre les monopolistes, tentant racionaliser la distribution des fournitures pour protéger le peuple, empêchant qu’il se rebelle. Ainsi, devant les profondes inégalités sociales, l’accroissement des perspectives libérales, à la Adam Smith, fut toujours d’une difficile implémentation. Graham montre que jusqu’à la fin du système colonial, même pas ceux qui plaidaient le paternalisme ou le libéralisme n’étaient libres de la contamination: les décisions dépendaient beaucoup plus des contingences que de l’adhérence au dogme. Je dirais que le débat entre la liberté individuelle et le libéralisme économique, d’un côté, et la perspective paternaliste-hiérarchique, de l’autre, se maintiennent, avec leurs contradictions et ambiguités, jusqu’à aujourd’hui. Et, comme dans le passé, consonant avec les intérêts et les contingences, un même gouvernement peut enlacer les deux côtés.
Dans le dernier chapitre, « Le Peuple ne vit pas de théories », il poursuit la discussion, déjà focalisant la Bahia post-Indépendance et le Second Empire, culminant avec la mutinerie de la « viande sans os et la farine sans noyau », épisode déjà magistralement étudié par João Reis et Marcia Aguiar. Je vois les deux derniers chapitres comme un complément à l’instigante perspective de l’auteur, sans la richesse et l’innovation de la documentation du reste du livre, mais maintenant la qualité et la cohérence narratives.
Un travail dans la perspective matérialiste culturelle de l’alimentation, une école avec de fortes racines nord-américaines, de là l’intérêt pour des aspects tant utilitaires comme l’approvisionnement et la distribution. Plus encore: avec une proéminence de la nourriture sur le manger. Nourriture qui se joint aux gens de chair et d’os, dans le montage de la compréhension d’une société esclavagiste spécifique, où, à part de ses hiérarchies, planaient la flexibilité, les multiples relations, les imprévues ascensions, les possibles érosions de la classe et de la race. Nourriture qui montre les riches s’enrichir, mais également nourriture qui présente la logique du paternalisme et du clientélisme, dans ses variés dédoublements où, comme Roberto Schwarcz dit, « même le plus misérable des favoris voyait reconnue en lui, avec la faveur, sa libre personne »1.
Ce livre est une oeuvre de maître, qui enrichit l’historiographie bahianaise sur l’alimentation, ouvrant de nouveaux chemins et démontrant combien on peut encore faire, et d’un mode criatif, dans le champ de l’histoire sociale. J’espère, par son importance, que bientôt cet ouvrage viendra à être traduit en portugais.

Jeferson Bacelar

* Un alqueire était une mesure qui pouvait varier, selon les États du Brésil. À São Paulo, il correspondait à 24.200 m2. Était également commun l’alqueire de 48.400 m2, le double du « paulista ».  À Bahia, 44 tarefas correspondent à 1 alqueire, qui est égal à 19,36 hectares.

1. Roberto Schwarcz, Ao vencedor as batatas, São Paulo: Duas Cidades/Editora 34, 2000, p. 21.


jefersonbacelarJeferson Bacelar
(anthropologue et chercheur de renom, J. Bacelar a écrit de nombreux livres: sur les notions de races à Bahia, sur l’immigration et la  communauté d’origine gallicienne qui vit à Bahia, et également la biographie de référence du plus grand acteur noir de Bahia, Mario Gusm
ão. Sans oublier de diriger ou de co-diriger les programmes du  CEAO depuis deux bonnes dizaines d’années…)

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