Maria Rita Kehl: tours et détours benjaminiens

mrkVendredi  20 heures. Un peu plus de trois cents personnes – professeurs, psychanalystes et étudiantes  pour la plupart, à la peau non métissée – avaient bravé la chaleur suffocante de Salvador pour écouter la conférence* de la psychanaliste Maria Rita Kehl, venue de São Paulo, pour s’exprimer sur « La dépression ». Titre austère, mais un ton, soixante-dix minutes durant, qui en fut à mille lieux, pour la poète qu’elle est également.
Maria Rita, derrière le pupitre, en robe longue  et hauts talons, avait choisi de placer sa conférence sous l’auspice de l’essayiste brésilien Antônio Candido : « O tempo é o tecido de nosso tempo ». « Le temps, l’étoffe de nos jours » pourrait-on traduire. Celle qui cita aussi Saint-Augustin, mais aussi la quatrième des « Six propositions sur le prochain millénaire » d’Italo Calvino, deux écrivains du « temps »,  répéta d’abord qu’une conscience grande de l’individu va de pair avec un Temps qui passe vite,  ce qui implique  ses contraires. La dépression  dans la Temporalité de notre siècle, mais une Temporalité – toujours différente du Moyen-âge jusqu’à notre siècle – qui ne doit se confondre avec le Temps. Et  Maria Rita Kehl prouva combien la dépression, dans la société contemporaine, est un symptôme social, au même titre que la drogue ou la violence. Cita  à propos le cas de ces enfants trop chéris,  « occupés » de force par leurs parents, qui, au moindre « relachement » sont emmenés… chez le psychologue. Industrie du médicament, publicité et jouissance, société de consommation ou du spectacle**, rien n’échappe à l’opprobe de Maria Rita Kehl. Elle sait, dans une langue claire et sans fioritures, porter la plume dans la plaie, ancienne journaliste*** qu’elle fut. Maria Rita aime citer cette affirmation de  l’écrivain et journaliste Millôr Fernandes selon laquelle la « dépression est un paiement comptant pour certains quand d’autres l’évitent en payant à crédit toute leur vie ». Pour asseoir  sa démonstration sur la nécessité d’une « vie pleine de détours inutiles »,  elle citera bien sûr les analyses de Walter Benjamin**** sur la pseudo-vitesse, les moyens techniques de la première guerre mondiale et l’exemple des soldats qui en revenaient, muets ou quasi.
Samedi 14heures. Je flâne, et je croise celle qui fit la veille l’éloge des flâneries – non revenue depuis cinq ans à Salvador, elle avoua « déjà ne pas reconnaître de nombreux quartiers » – … flânant, entre les majestueux piliers centenaires de tel couvent rénové en hôtel. La boucle est bouclée. (photo D. R.)

* « Depressão: a face contemporânea do mal estar na civilização ».
** M. R. K  est une des plus précoces et fines analystes brésiliennes de l’oeuvre de Guy Debord.
*** Diplômée en psychologie, après des études en collèges religieux à Campinas (SP), elle frappa en ces années de dictature et de lutte armée au Brésil à la porte du Jornal do Bairro, dont le directeur était… Raduan Nassar, pas encore le très grand écrivain brésilien (Copo de cólera) qu’il devint. Elle y écrivit de 1975 à 1978 : « Foi muito marcante, muito formador, porque foi o período que eu pude alargar esse horizonte de uma faculdade de psicologia (…). Mas as coisas que me acontecem hoje eu devo muito a esse período. » Par la suite elle collabora à des organes de presse écrits et audios féministes. Aujourd’hui, elle reçoit, aussi, des patients dans l’Escola Florestan Fernandes, du Mouvement des Sans Terre, dans la grande banlieue de São Paulo.
**** Le conteur in Oeuvres III/Gallimard,  collection Folio/2000.
Dernier livre paru :  » O tempo e o cão – a atualidade das depressões »/Boitempo Editorial/2009. M. R. K écrit sur de nombreux sujets tel «La fratrie orpheline. L »effort civilisateur du rap dans la périphérie de São Paulo», converse avec Catherine Millet à Rio de Janeiro  ou bien s’explique aux journalistes sur   » Dépression et Capitalisme« .

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1 réponse

  1. Rita Guimaraes dit :

    Je voudrais savoir si ce livre « O TEMPO E O CÃO – a atualidade das depressões » sera traduit en français.
    Par avance, merci.

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